Prière d’un petit enfant nègre

27 octobre 2010

Prière d’un petit enfant nègre

Prière d’un petit enfant nègre

Seigneur, je suis très fatigué

Je suis né fatigué

Et j’ai beaucoup marché depuis le champ du coq

Et le morne est bien haut qui mène à leur école.

Seigneur, je ne veux plus aller à leur école ;

Faites, je vous en prie, que je n’aille plus.

Je veux suivre mon père dans les ravines fraîches

Quand la nuit flotte encore dans le mystère des bois

Où glisse les esprits que l’aube vient chasser.

Je veux aller pieds nus par les sentiers brûlés

Qui longent vers midi les mares assoiffées.

Je veux dormir ma sieste au pied des lourds manguiers,

Je veux me réveiller

Lorsque là-bas, mugit la sirène des Blancs

Et que l’Usine

Ancrée sur l’Océan des cannes

Vomit dans la campagne son équipage nègre.

Seigneur, je ne veux plus aller à leur école ;

Faites, je vous en prie, que je n’aille plus.

Ils racontent qu’il faut qu’un petit nègre y aille

Pour qu’il devienne pareil

Aux messieurs de la ville

Aux messieurs comme il faut ;

Mais moi je ne veux pas

Devenir, comme ils disent,

Un monsieur de la ville

Un monsieur comme il faut.

Je préfère flâner le long des sucreries

Où sont les sacs repus

Que gonfle un sucre brun autant que ma peau brune.

Je préfère

Vers l’heure où  la lune amoureuse

Parle bas à l’oreille

Des cocotiers penchés

Ecouter ce que dit

Dans la nuit

La voix cassée d’un vieux qui raconte en fumant

Les histoires de Zamba

Et de compère Lapin

Et bien d’autres choses encore

Qui ne sont pas dans les livres.

Les nègres, vous le savez, n’ont que trop travaillé.

Pourquoi faut-il de plus apprendre dans les livres

Qui nous parlent de choses qui ne sont point d’ici ?

Et puis

Elle est vraiment triste leur école,

Triste comme

Ces messieurs de la ville

Ces messieurs comme il faut

Qui ne savent plus danser le soir au clair de lune

Qui ne savent plus marcher sur la chair de leurs pieds

Qui ne savent plus conter les contes aux veillés

Seigneur, je ne veux plus aller à leur école.

Guy TIROLIEN, Balles d’or,

Présence Africaine, Paris, 1961

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