Prière d’un petit enfant nègre
Prière d’un petit enfant nègre
Seigneur, je suis très fatigué
Je suis né fatigué
Et j’ai beaucoup marché depuis le champ du coq
Et le morne est bien haut qui mène à leur école.
Seigneur, je ne veux plus aller à leur école ;
Faites, je vous en prie, que je n’aille plus.
Je veux suivre mon père dans les ravines fraîches
Quand la nuit flotte encore dans le mystère des bois
Où glisse les esprits que l’aube vient chasser.
Je veux aller pieds nus par les sentiers brûlés
Qui longent vers midi les mares assoiffées.
Je veux dormir ma sieste au pied des lourds manguiers,
Je veux me réveiller
Lorsque là-bas, mugit la sirène des Blancs
Et que l’Usine
Ancrée sur l’Océan des cannes
Vomit dans la campagne son équipage nègre.
Seigneur, je ne veux plus aller à leur école ;
Faites, je vous en prie, que je n’aille plus.
Ils racontent qu’il faut qu’un petit nègre y aille
Pour qu’il devienne pareil
Aux messieurs de la ville
Aux messieurs comme il faut ;
Mais moi je ne veux pas
Devenir, comme ils disent,
Un monsieur de la ville
Un monsieur comme il faut.
Je préfère flâner le long des sucreries
Où sont les sacs repus
Que gonfle un sucre brun autant que ma peau brune.
Je préfère
Vers l’heure où la lune amoureuse
Parle bas à l’oreille
Des cocotiers penchés
Ecouter ce que dit
Dans la nuit
La voix cassée d’un vieux qui raconte en fumant
Les histoires de Zamba
Et de compère Lapin
Et bien d’autres choses encore
Qui ne sont pas dans les livres.
Les nègres, vous le savez, n’ont que trop travaillé.
Pourquoi faut-il de plus apprendre dans les livres
Qui nous parlent de choses qui ne sont point d’ici ?
Et puis
Elle est vraiment triste leur école,
Triste comme
Ces messieurs de la ville
Ces messieurs comme il faut
Qui ne savent plus danser le soir au clair de lune
Qui ne savent plus marcher sur la chair de leurs pieds
Qui ne savent plus conter les contes aux veillés
Seigneur, je ne veux plus aller à leur école.
Guy TIROLIEN, Balles d’or,
Présence Africaine, Paris, 1961
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